in Olivier Le Naire, Nos voies d’espérance, Entretiens avec dix grands témoins pour retrouver confiance, Actes Sud, Les liens qui libèrent, 2014
p 210 – 211 : Il faut investir massivement dans les crèches et les écoles maternelles, non pour fabriquer des enfants précoces qui sachent lire ou écrire plus tôt que les autres, mais afin qu’ils apprennent dès le plus jeune âge la sociabilité, le bien commun, la vie collective, la tolérance, et puis cette générosité (…) Qu’ils apprennent aussi les différents supports de la communication, qui passent par le geste, le toucher, le rire, le sourire, le regard. Tout cela éviterait de se retrouver dans les impasses que nous connaissons aujourd’hui. Cette ambition suppose de revoir entièrement nos méthodes éducatives, les buts de l’enseignement, la formation des maîtres. Et donc, au préalable, de réfléchir collectivement à la société que nous voulons vraiment, aux valeurs qui nous animent. (…)
Aujourd’hui, nous continuons sur ce vieux savoir alors que les conditions ont changé. Je pense qu’il faudrait, au contraire, promouvoir des systèmes fondés sur les capacités imaginatives des enfants. J’ai été frappée par un article de presse, lu récemment, dans lequel Jamel Debbouze expliquait qu’il a été sauvé par une personne qui, dans sa petite ville, avait monté un atelier d’expression corporelle et d’expression parlée.
(…) Je ne plaide pas pour laisser les enfants décider eux-mêmes, car ce serait une erreur fondamentale de croire que les élèves ont la science infuse ou savent mieux que nous. Non, je ne pense pas ça non plus. Les enfants sont forgés par les parents, les maîtres, les institutions, la culture et les autres. Mais il n’empêche qu’ils sont chacun dotés de qualités et surtout de capacités créatives et imaginatives énormes. Il ne faut pas les brider, voilà tout. Et il ne me semble pas hors de notre portée de prendre cela en considération.
Entre l’école des savoirs et l’école des valeurs, j’opte résolument pour la deuxième, même si le propos mériterait d’être nuancé. Parmi les nombreux arguments à faire valoir, je ne peux qu’inviter chacun de nous à se poser les questions suivantes : qu’avons-nous réellement retenu des apprentissages dispensés à l’écoleen termesde savoirs proprement-dits ? Comment avons-nous appris et intégré pour notre vie les connaissances qui nous sont nécessaires et dont nous nous servons aujourd’hui ?
S’il n’a pas pratiqué les mathématiques dans son travail, qui peut dire, hormis les passionnés, qu’il se souvient de ses cours ? S’il n’a pas voyagé, rencontré des étrangers, visionné des films ou lu des ouvrages, qui peut dire qu’il parle correctement la langue étudiée à l’école ? Qui pourra se targuer un jour de connaître par cœur les articles de lois que certains philosophes voudraient enseigner ? À l’inverse, combien parmi nous ont-ils appris une langue étrangère sur le tas, par besoin ou par plaisir ? Ou encore, combien parmi nous ont-ils le sentiment d’avoir décuplé leurs connaissances grâce à leur pratique professionnelle ou leurs passions ?
Face à ces observations, qui me paraissent sans appel pour démontrer que l’école ne peut pas être avant tout un lieu de transmission des savoirs, je conviens qu’il est important de s’interroger alors sur ce qu’elle nous a réellement légué. Là aussi, une « introspection » s’avère nécessaire, car les réponses positives peuvent s’avérer précieuses lorsqu’il s’agit de réinventer l’enseignement. Il n’est pas question, en effet, de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Pour cette raison, j’aimerais beaucoup que l’exercice soit pratiqué non seulement par nous tous, mais aussi par nos ministres, nos créateurs de programmes pédagogiques, ou encore nos professeurs d’agrégation. Sans doute serions-nous obligés de revenir à l’essentiel ?
Et l’essentiel, parlons-en ! Les savoirs intellectuels, mis aujourd’hui à la portée d’un simple clic sur internet, n’ont jamais empêché quiconque de nuire ou de perpétrer des actes barbares. Dans ce monde où l’individualisme et la compétition sont poussés à outrance, l’intelligence mentale ne rend pas heureux, et elle devient trop souvent un outil pour réussir à tout prix, c’est-à-dire même au détriment des autres. Où pouvons-nous nous interroger sur le sens de notre vie, de nos actions ? Où pouvons-nous encore apprendre à vivre harmonieusement ensemble, à faire de nos différences des richesses, à découvrir que nos performances se démultiplient lorsque nous associons nos forces, que nos joies sont plus intenses lorsque nous sommes tous heureux et non lorsque nous faisons partie d’un petit groupe de chanceux ? L’école ne pourrait-elle devenir ce lieu béni ? Un lieu d’expériences où l’on apprend en vivant, parce qu’on ne retient vraiment que ce que l’on a expérimenté…
Sous ce titre, je désire partager avec vous différents regards croisés à propos de l’enseignement. Je les puise la plupart du temps au sein d’articles ou de livres.
Pierre Rabhi in Olivier Le Naire, Nos voies d’espérance, entretiens avec 10 grands témoins pour retrouver confiance, Actes Sud/LLL Les liens qui libèrent, 2014
p 125 et 126
Olivier Le Naire : Tout cela suppose une révolution des mentalités, une nouvelle hiérarchie des valeurs. C’est d’abord une question d’éducation ?
Pierre Rabhi : Oui. Nous sommes tous arrivés au monde avec une grande disponibilité d’esprit. Et cet enfant qui est ouvert à tout, on peut en faire un ange ou un monstre. Il accueille les valeurs qu’on lui inculque, bonnes ou mauvaises. Ma fille Sophie, dans son école du hameau des Buis, apprend aux élèves à se montrer d’abord attentifs à l’être humain et non à leur fonction future dans la société. L’enfant doit prendre conscience de ce qu’il est, de qui il est et de la communauté, de l’environnement auxquels il appartient. On lui apprend à lire, à écrire, à compter, et c’est très bien car ce sont des outils dont chacun a besoin. Mais malheureusement, parents et professeurs oublient trop souvent qu’ils s’adressent avant tout à un être humain. Michèle et moi avions pour premier souci, lorsque nos enfants étaient plus jeunes, de les encourager à trouver leur voie et leur vocation propres. Peu importait le métier qu’ils feraient plus tard du moment, bien sûr, qu’ils ne causent de préjudice à personne. L’essentiel est qu’ils soient eux-mêmes, qu’ils soient heureux. La joie n’a pas de prix. Au hameau des Buis, cette oasis dont je vous parlais, les habitants interviennent beaucoup dans l’école, chaque génération enseigne à l’autre, on échange ses expériences. C’est léger, c’est souple et rigoureux en même temps. On y apprend beaucoup aussi de la nature environnante, des animaux qui se trouvent sur place. Maintenant, comme toute société humaine, ce n’est pas la perfection, bien sûr, des améliorations et des progrès restent toujours à faire. Idéaliser et magnifier à l’excès serait un contre-témoignage, l’être humain étant en continuelle évolution.
Olivier Le Naire : La société idéale n’existe pas…
Pierre Rabhi : Non, puisque dans toute organisation, même si les intentions sont très élevées, on n’atteint jamais nos idéaux, bien sûr, mais c’est déjà beaucoup si on y enseigne que chacun a un travail à faire pour se connaître, améliorer sa propre nature. Le premier chantier, c’est moi-même. Pour s’épanouir, il faut d’abord savoir qui l’on est, découvrir ses vraies aspirations. C’est à cette condition qu’un être peut s’accomplir. J’entends par accomplissement le fait de monter petit à petit, d’une façon graduelle, vers quelque chose de lumineux pour que le chemin devienne initiatique. Tout ce qui nous arrive de bon, de moins bon, de douloureux, entre en compte pour nous mener dans la bonne direction. Éduquer, c’est mettre l’enfant sur la voie de sa propre initiation, tout en lui apprenant, évidemment, ce qui est nécessaire à sa vie pratique de tous les jours. Lire, écrire, compter, comme je le disais, mais aussi réapprendre à travailler de ses mains. Aujourd’hui, les enfants vivent de plus en plus avec des écrans. Ils ne sont plus présents à la réalité dans laquelle ils évoluent et se contentent d’un monde virtuel. Leur esprit est barricadé dans une bulle conceptuelle dont ils restent prisonniers. Ils ont désappris à regarder, et ce cloisonnement leur donne un mode de pensée restrictif. Il ne s’agit pas de supprimer les ordinateurs, mais d’en comprendre la limite et le bon usage, car il faut aussi apprendre à produire soi-même des choses tangibles, partir de ce qui est tangible. Si j’enfonce un clou et que je me tape sur les doigts, j’apprends. Je ne suis plus dans un univers qui obéit à tous mes fantasmes, à tout mon imaginaire. Il comporte ses propres lois. Si je veux scier une planche bien droite, il faut que j’apprenne, sinon elle ne sera jamais droite.
(…)Le lieu d’apprentissage idéal, selon moi, ce serait un jardin, un atelier-mais sans machines, du moins au début- et l’école. Le monde conceptuel relié au monde tangible, lui-même relié à la vie, puisque tout cet apprentissage débouche naturellement sur le mystère de la vie.