Marre des limites ?

 

 

 

 

À l’adolescence, le jeune, qui prend peu à peu conscience de son individualité, commence à manifester son refus des limites qui l’ont construit jusque là. Sa rébellion s’avère bien nécessaire car il a besoin de toute l’énergie produite par sa colère pour prendre ses distances avec un cocon familial devenu trop étroit : à l’image du bébé qui déclenche sa naissance pour ne pas mourir, l’adolescent provoque une nouvelle naissance pour ne pas étouffer sa personnalité psychique et épanouir la personne qu’il commence à deviner.

On a toujours connu les révoltes de l’ado, le refus d’obéir ou de se plier aux règles existantes, attitude qu’il généralise à l’école, au monde adulte, voire à la société tout entière. Ce dont il n’est pas conscient, quand il ré-agit de la sorte, c’est que son attitude reste conformiste, puisqu’il aligne ses réponses aux normes établies, en en prenant simplement le contrepied.

D’autres adolescents, de plus en plus nombreux, aujourd’hui, n’empruntent pourtant pas cette voie.Leur nombre s’accroît en réponse à une société plus anxiogène, mais aussi à une éducation plus souple et plus tolérante. Par besoin de sécurité et avec le désir de garder intactes les relations avec leurs proches, ils ne trouvent pas les ressources pour les transformer et s’arracher à un confort familial qu’ils doutent de pouvoir recréer au-dehors.

Ces deux attitudes extrêmes, si elles perdurent dans le temps, constituent un handicap pour les jeunes eux-mêmes, mais aussi pour la société dans son ensemble. En effet, en se conformant positivement ou négativement au monde adulte, les jeunes ne se permettent pas d’atteindre leur plein épanouissement Et ce faisant, ils  créent un manque pour le monde dans lequel ils sont appelés à vivre, puisque ce sont eux qui détiennent des solutions inédites pour les problèmes sociétaux.

Faut-il pour cela les laisser suivre toutes leurs impulsions ? Certainement pas ! De même que la rose ne s’épanouit qu’après avoir traversé la croûte de terre, de même que le papillon n’irradie ses couleurs qu’après avoir défait le cocon dans lequel il a séjourné, c’est dans la contrainte qu’ils libèreront leur pleine créativité, leur potentiel propre.

Cette contrainte est inhérente à la vie sur terre et se décline de différentes manières : en se heurtant au réel, à ce qui est, à ses propres besoins, limites et aspirations, aux besoins, limites et aspirations d’autrui, ainsi qu’à la nécessité de mettre ses talents au service de la collectivité et d’y prendre une place qui convient à tous.

Mais, pour apprivoiser cette contrainte libératrice de leur noblesse intrinsèque et particulière, il est indispensable que les enfants et les ados soient accompagnés. Ils doivent pouvoir compter sur l’appui solide de parents et d’éducateurs humbles et conscients, qui leur offrent un cadre et leur ouvrent la voie vers la connaissance d’eux-mêmes, de leurs forces, de leurs talents et de leurs valeurs, et qui les encouragent à se dépasser et à persévérer dans les domaines où ils excellent et où ils peuvent être utiles au bien de tous.

En leur montrant ce chemin, ces adultes peuvent les aider à se positionner plus justement face aux obligations, c’est-à-dire dans la bienveillance pour eux-mêmes, pour leurs aspirations profondes, leurs objectifs, et dans le respect des autres êtres humains. Quand cette démarche s’accomplit de façon harmonieuse, les enfants et les jeunes deviennent capables de prendre du recul par rapport à leurs devoirs : ils peuvent se soumettre plus consciemment, voire plus joyeusement, parce qu’elles prennent tout leur sens, aux contraintes nécessaires, ou décider d’abandonner celles qui s’avèrent arbitraires ou inappropriées.

Je racontais à mes élèves qu’au début de ma carrière, j’attendais la fin de la journée, le week-end, les vacances, pour me « libérer » du poids de mon travail d’enseignante. Un jour, cependant, j’ai compris que je pouvais vivre autrement cette contrainte, justifiée par le besoin de nourrir mes enfants : en m’engageant à fond dans mes cours, dans le moment présent,  en tentant de les transformer en plaisir pour moi et en y ajoutant mon « petit plus », mon originalité. À ce moment, un petit miracle s’est produit : non seulement, j’ai appris à aimer profondément mon métier mais en plus, cette nouvelle vocation m’a permis de créer une approche inédite de l’éducation.

« Marre des interdits ! », s’exclament les adolescents. À nous de leur montrer qu’il est possible de se servir des justes contraintes comme autant de tremplins pour se révéler à soi-même.

 

L’ado a soif d’idéal

Bonjour à tous,

Me souvenant de ce livre de Philippe Van Meerbeeck, je m’étonne d’avoir oublié de le mettre en ressources. Voici quelques extraits qui, me semble-t-il, peuvent intéresser toute personne en relation avec des adolescents. Cet ouvrage est, pour moi, un argument de plus en faveur d’une école nourrissante pour l’intelligence affective ainsi que pour l’ouverture de la conscience spirituelle.  Bonne lecture !

9782873869021Philippe Van Meerbeeck, Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ? L’adolescent et la soif d’idéal, Racine, 2015

  • Dans l’adolescence « traditionnelle », les filles et les garçons, séparés de leur famille d’origine et séparés les uns des autres, recevaient une initiation très différenciée donnée par des maîtres. Les mythes et les rites permettaient à ces jeunes de recevoir des références culturelles et sociales qui leur donnaient des fondements consensuels identitaires. (…) Comment devenir un homme, comment devenir une femme, parce que la possibilité d’engendrer est arrivée du jour au lendemain ?
  • Pas ou très peu de couples se créent durant la première adolescence. Les adolescents ont par contre deux soucis majeurs : celui d’être dans un groupe et celui d’avoir un meilleur ami.
  • Facebook change l’expérience amicale juvénile. (…) Le regard et la voix suivent la discussion écrite, laquelle n’a plus rien à voir avec les lettres d’antan. (…) Malgré ces changements considérables, l’amitié au sens noble du terme reste une expérience juvénile fondamentale. (…) Durant l’adolescence, l’amitié est le refuge contre la solitude, le chagrin et le découragement. À mon meilleur ami, je peux tout dire et il sera toujours là pour moi.
  • L’âge des « moyens », 14-16 ans, est celui de l’adolescence nommée « âge ingrat ». On l’a longtemps appelé aussi « âge bête », ce qui est paradoxal, puisqu’à cet âge, l’adolescent qui va bien découvre petit à petit la pensée abstraite et entre dans la capacité de penser par lui-même. (…) La déconstruction  des valeurs familiales et, néanmoins, l’envie de croire vont le rendre très sensible à l’esthétique du Moyen-Âge. (…) On retrouve le besoin d’enchantement pour accompagner la destruction sans destructivité. (…) Tous … sont sensibles, voire attirés par les gourous, par les sites fanatiques, par les discours qui semblent dire la Vérité. L’esprit chevaleresque, l’envie de croire, le goût du sacrifice conduisent plus d’un à combattre en Syrie et à penser le destin kamikaze comme héroïque. (…) Avant d’être potentiellement meurtrière, l’identification « hystérique », si bonne à vivre, est un symptôme adolescent. Prenons l’exemple de la Coupe du monde de football. Hurler en chœur l’hymne national, ce qui était parfaitement ringard il y a peu, est devenu irrésistible pour les jeunes et les moins jeunes d’un pays qui se trouve sélectionné. (…) On voit comment insensiblement, une identité collective devient haineuse, violente et bientôt meurtrière.
  • Pour sortir de son adolescence, le jeune doit pouvoir compter sur un père ou sur quelqu’un qui en assure la fonction, et c’est bien sûr parfois la mère. (…)
  • Tous ces tyrans orientaux à la tête de ces mouvements, sont eux aussi des figures paternelles, qui mettent de l’ordre par leur pouvoir incontestable.
  • D’où est-ce que je viens ? Les trois questions identitaires sont au cœur de l’adolescence et elles vont ou pas lui permettre de penser à la vie qui s’offre à lui, à la vie qu’il pourra donner un jour, à la vie qui, pour certains, ne vaudra pas la peine d’être vécue.
  • L’adolescence proprement dite est caractérisée par l’envie de comprendre. Mark Twain disait qu' »il y a deux dates importantes dans la vie : celle de la naissance et celle du jour où on a su pourquoi on était né ». Cette deuxième date se situe dans l’adolescence, cet âge de la vie durant lequel les capacités intellectuelles se déploient « incroyablement ». Après avoir cru avec la foi du charbonnier, l’adolescent devient cartésien : je pense, donc je suis. Ou mieux encore : je doute, donc je suis. (…) La recherche d’un sens à donner à sa vie, y compris dans sa dimension spirituelle, peut se faire avec des sites prévus pur cela. On peut trouver un supermarché de la spiritualité, avec les gourous et les stages de formation nécessaires. La recherche d’un sens à sa vie participe de la quête de la vérité. (…) Les procédures de vérité selon Alain Badiou : la politique, la science, la poésie et l’amour (…) ont été fortement modifiées par internet. (…) Le sentiment que tout est possible, et sans limite aucune, entraîne pour l’adolescent une potentialité addictive considérable. Cette dépendance-là est sans produit matériel, mais elle peut être, on l’a bien vu, très toxique car la virtualité permet de faire l’économie de la découverte de la réalité.
  • Se situant au-delà de l’élève, l’adolescent demande à rencontrer, au-delà du professeur, l’être humain avec ses questions et ses angoisses. Parmi les témoignages d’adolescents recueillis par Madeleine Natanson pour son livre Des adolescents se disent : voyage au pays des adolescents ordinaires, De Boeck, Bruxelles, 1998, certains soulignent l’importance pour eux que le professeur accepte de ne pas tout comprendre mais qu’il puisse faire de ce non-savoir une ouverture à l’écoute, au dialogue pour entrer avec eux dans l’énigme de l’adolescence.
  • Dans notre monde hyper-branché, l’école n’a jamais eu autant d’importance, car l’adolescent veut rencontrer quelqu’un qui tienne bon, qui supporte ses attaques juvéniles et qui lui assure une fonction encadrante dans la constance.
  • Dans la quête de vérité qui caractérise l’adolescence, il faut offrir à un adolescent un espace psychique propre à la construction d’une capacité de penser. (…) Il ne pourra accéder à une pensée capable de synthèse et d’abstraction que si l’universalité est passée par la singularité de son histoire propre.
  • Le temps de l’esprit est le temps de l’engagement, celui de l’adolescence tardive, de 18 ans à l’autonomie exigée dans notre monde désenchanté. (…) L’engagement à la va-vite, la soumission aux discours pervers, propagandistes ou publicitaires, l’aveuglement de la virtualité qui se fait passer pour la réalité, à tous ces risques, tous les jeunes du monde « mondialisé » sont exposés et sont des proies faciles. Leurs identifications sont multifactorielles et en mosaïque, avec des appartenances fragilisées ou des identités meurtrières. L’engagement fanatique ou absurde est très attirant, car il simplifie la question du sens de la vie en l’écartant par un passage à l’acte comme dans le suicide ou l’attentat-suicide. (…) Le sacrifice est aux yeux des jeunes assez irrésistible, car il leur semble téméraire, romantique et héroïque.
  • Dans le monde de l’hétéronomie, la place du jeune était établie en fonction de toute une série de critères qui ne dépendaient pas de lui : sa naissance, sa classe sociale, le métier de son père, sa religion, ses études… Dans le monde actuel de l’autonomie, le choix incombe au jeune lui-même. (…) Les jeunes ont du coup l’embarras du choix. (…) Qu’est-ce qui rend nos adolescents fous à lier et à tuer ? Ce sont des âmes meurtries qui ont souvent tenté d’aimer à perdre la raison. (…) L’adolescent déconnecté du social et hyperbranché peut devenir un fou à tuer faute de liens structurants et de rencontres humanisantes.
  • Nous avons tous vu à la télévision des matchs de football qui finissaient mal à cause de bagarres entre supporters. Cette violence autorisée par le sentiment d’appartenance est très présente durant l’adolescence. Elle s’accompagne du mécanisme du bouc émissaire, si fréquent dans les classes d’adolescents.
  • Krishnamurti avait écrit : « Quand vous vous identifiez vous-même comme indien, musulman, chrétien ou européen, ou quoi que ce soit d’autre, vous êtes en passe de devenir violent. Pourquoi ? Parce que vous vous séparez du reste de l’humanité. » ( Jiddu Krishnamurti, né le 12 mai 1895 et décédé le 17 janvier 1986, philosophe d’origine indienne, promoteur d’une éducation alternative.
  • Dans notre monde désenchanté, on retrouve chez les jeunes des conduites ordaliques qui sont des comportements à haut risque, motivés par le besoin de jouer avec la mort pour revitaliser leur existence. (…) La prise de risque est une recherche de maîtrise, face à un sentiment d’impuissance.
  • L’endoctrinement est associé à la séduction. (…) Tous ces jeunes ont besoin de rompre avec leur histoire et leur famille. Ils sont assoiffés d’une autre identité et ils se cherchent un grand combat à mener correspondant à leurs aspirations.
  • Le retour du religieux selon Malraux n’est pas du tout celui auquel nous assistons sous sa forme identitaire et fondamentaliste. Il annonce une problématique religieuse radicalement différente de celle du passé. Il en appelle à un événement spirituel majeur pour sortir l’homme de l’abîme dans lequel il s’est plongé au cours du XXè siècle. La fonction positive des dieux est celle d' »être des torches une à une allumée par l’homme pour éclairer la voie qui l’arrache à la bête ». L’agnostique qu’il est ne souhaite pas un renouveau des religions traditionnelles. Il espère un sursaut de spiritualité qui viendra du plus profond de l’esprit humain et qui ira dans le sens d’une intégration consciente du divin dans la psyché.