Et les valeurs, bordel !

Entre l’école des savoirs et l’école des valeurs, j’opte résolument pour la deuxième, même si le propos mériterait d’être nuancé. Parmi les nombreux arguments à faire valoir, je ne peux qu’inviter chacun de nous à se poser les questions suivantes : qu’avons-nous réellement retenu des apprentissages dispensés à l’école en termes de savoirs proprement-dits ?  Comment avons-nous appris et intégré pour notre vie les connaissances qui nous sont nécessaires et dont nous nous servons aujourd’hui ?

S’il n’a pas pratiqué les mathématiques dans son travail, qui peut dire, hormis les passionnés, qu’il se souvient de ses cours ? S’il n’a pas voyagé, rencontré des étrangers, visionné des films ou lu des ouvrages, qui peut dire qu’il parle correctement la langue étudiée à l’école ? Qui pourra se targuer un jour de connaître par cœur les articles de lois que certains philosophes voudraient enseigner ? À l’inverse, combien parmi nous ont-ils appris une langue étrangère sur le tas, par besoin ou par plaisir ? Ou encore, combien parmi nous ont-ils le sentiment d’avoir décuplé leurs connaissances grâce à leur pratique professionnelle ou leurs passions ?

Face à ces observations, qui me paraissent sans appel pour démontrer que l’école ne peut pas être avant tout un lieu de transmission des savoirs, je conviens qu’il est important de s’interroger alors sur ce qu’elle nous a réellement légué. Là aussi, une « introspection » s’avère nécessaire, car les réponses positives peuvent s’avérer précieuses lorsqu’il s’agit de réinventer l’enseignement. Il n’est pas question, en effet, de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Pour cette raison, j’aimerais beaucoup que l’exercice soit pratiqué non seulement par nous tous, mais aussi par nos ministres, nos créateurs de programmes pédagogiques, ou encore nos professeurs d’agrégation. Sans doute serions-nous obligés de revenir à l’essentiel ?

Et l’essentiel, parlons-en ! Les savoirs intellectuels, mis aujourd’hui à la portée d’un simple clic sur internet, n’ont jamais empêché quiconque de nuire ou de perpétrer des actes barbares. Dans ce monde où l’individualisme et la compétition sont poussés à outrance, l’intelligence mentale ne rend pas heureux, et elle devient trop souvent un outil pour réussir à tout prix, c’est-à-dire même au détriment des autres. Où pouvons-nous nous interroger sur le sens de notre vie, de nos actions ? Où pouvons-nous encore apprendre à vivre harmonieusement ensemble, à faire de nos différences des richesses, à découvrir que nos performances se démultiplient lorsque nous associons nos forces, que nos joies sont plus intenses lorsque nous sommes tous heureux et non lorsque nous faisons partie d’un petit groupe de chanceux ? L’école ne pourrait-elle devenir ce lieu béni ? Un lieu d’expériences où l’on apprend en vivant, parce qu’on ne retient vraiment que ce que l’on a expérimenté…

Une puissante potion magique

En ce moment de commémorations de la grande guerre ou de la shoah, et même au travers des derniers événements, nous découvrons combien les personnalités se révèlent lorsqu’elles sont confrontées à l’horreur ou l’anéantissement. Nous serions d’ailleurs bien en peine de deviner notre réaction si nous étions plongés dans une telle situation. Qui pourrait affirmer qu’il deviendrait un héros plutôt qu’une épave ?

Mais aujourd’hui, en Occident, où la grande majorité d’entre nous se trouve à l’abri du froid, de la faim et de la violence, nous avons à faire face à une guerre bien plus sournoise qui gangrène notre confiance en nous et en notre société, en distillant la peur et la morosité. Au milieu de cette guerre, une forme d’héroïsme est accessible à tous, lorsque nous nous rappelons  que ce sont notre regard et nos paroles qui créent la réalité, en lui donnant ses couleurs.

Aujourd’hui, qui que nous soyons, nous avons la possibilité de prendre pacifiquement les armes, en choisissant de bannir le plus possible de nos conversations les plaintes et les gémissements, les reproches et les critiques, afin d’éviter d‘alimenter les zones d’ombre de l’environnement, tout en donnant à la « lumière » la possibilité de s’étendre et de nous éclairer.

Nous nous surprendrons bien sûr à nous lamenter, c’est humain – nous ne pouvons pas toujours rester au sommet de notre être – et il ne sera pas nécessaire pour autant de nous juger, car nous pourrons profiter de nos constats comme autant de réveils au meilleur de nous et… à la gratitude.

En effet, pour nous battre, il nous est donné une potion magique extrêmement puissante, le merci. Merci d’être en vie, merci d’être en relation, merci du chemin parcouru, de la leçon apprise, du lever de soleil, du sourire échangé, etc. Merci de cette joie profonde et immuable qui sous-tend toutes nos émotions passagères et que nous pouvons effleurer de temps à autres !

Une lourde responsabilité nous incombe à tous et plus spécialement encore à nous les parents, les enseignants, les journalistes ou les acteurs politiques ! Quelles couleurs choisissons-nous de mettre à nos regards et à nos paroles ? Quel monde choisissons-nous d’encourager à créer ?

École : les « dys » n’existent pas

De plus en plus de professeurs, de spécialistes bien intentionnés, de firmes pharmaceutiques moins généreuses sans doute, dépensent leur énergie pour accompagner les élèves dits à problèmes, c’est-à-dire les dyslexiques, les dyscalculiques, les TDAH, les HP et j’en passe. On peut ajouter à cette liste les enfants en décrochage ou les phobiques. Avec le temps et les observations, les « maladies » étranges se multiplieront à coup sûr.

Mais s’il n’y avait pas de réel problème ? Si les difficultés rencontrées par certains jeunes n’étaient que le révélateur de normes aléatoires et dépassées ? En se regardant dans le miroir de ses enfants en mal d’apprendre, l’école peut y voir son propre handicap : une inadéquation à l’évolution des consciences.

L’école tout entière est à réinventer : il faut pour cela un déplacement du cadre et de l’autorité, ceci afin de permettre à chacun de développer ses talents uniques et donner la pleine mesure de ses possibilités, en tenant compte de ses limites particulières.

Déplacer le cadre, c’est offrir une souplesse absolue en ce qui concerne les matières et les horaires. Déplacer l’autorité, c’est accorder aux professeurs la permission de vivre leur vocation première, c’est-à-dire non pas sanctionner des matières non comprises ou non apprises, mais se mettre au service de chaque être qui souhaite apprendre des connaissances qu’il peut lui transmettre.

La nouvelle autorité de l’éducateur, comme celle du parent, si bien évoquée par Denis Marquet[1], sera d’encourager l’enfant à écouter la transcendance de son Désir profond, c’est à dire l’appel particulier de la Vie en lui, et d’y répondre sans relâche, en évitant les tentations de l’immédiat et du plaisir facile. (Entre son envie de jouer à la PlayStation et son Désir de devenir médecin ou guitariste, par exemple.)

Dès lors, l’évaluation ne pourra plus se faire en sens unique mais devra se baser sur un dialogue authentique entre le jeune et son professeur : quelle est ma situation aujourd’hui par rapport aux objectifs que je me suis fixés et les connaissances actuelles dans ce domaine que le spécialiste que j’ai devant moi peut m’enseigner ?

Au sein d’une telle école, dans laquelle il n’y aurait d’autre obligation que le respect de sa véritable dignité et celui de tous les êtres vivants, l’apprentissage ne s’arrêterait que lorsque le jeune aurait l’impression d’avoir épuisé tout ce qui était bon pour lui, de la même façon que l’on change de maître de musique lorsque l’ancien nous a appris tout son savoir personnel.

Si l’école répond à ces promesses de découvrir et de nourrir la singularité de chacun, il est peu probable que l’on se heurte ensuite à des difficultés de trouver un emploi, car la richesse particulière de tout être peut trouver une utilité au service de la société, dans des métiers sans doute à réinventer sans cesse.

Oser une telle métamorphose demande de lâcher-prise, d’oser l’inconnu, de risquer de se tromper. Mais ne vaut-il pas mieux errer dans le nouveau que de s’enferrer dans un ancien qui ne donne plus de fruits ? Quelle belle aventure nous attend là !

[1] Denis Marquet, Nos enfants sont des merveilles, Les clés du bonheur d’éduquer, Nil, 2012

Les héritiers ou comment remettre un jeune debout

UnknownÀ propos du film Les Héritiers réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar, France 2014

Même si j’ai trouvé ce film extrêmement touchant et troublant de justesse, au point que certaines scènes me semblaient tout droit issues de la réalité et non d’une fiction, je ne m’aventurerai pas sur un terrain qui n’est pas le mien et ne me permettrai donc pas une critique cinématographique en bonne et due forme.

Mon propos visera plutôt à souligner les ingrédients qui ont fait de l’expérience relatée une magnifique victoire sur le décrochage scolaire et la violence, souvent plus exacerbés au sein des banlieues, là où de nombreux jeunes et moins jeunes n’arrivent pas à se faire reconnaître dans leurs potentialités originales ni à se rendre utiles à la société.

En les entraînant dans l’aventure du concours national, le professeur, incarné par Ariane Ascaride, a montré à ses élèves à quel point elle leur faisait confiance, à quel point elle savait qu’avec leurs forces singulières, ils étaient capables de relever un défi qui paraissait à leurs yeux insurmontable. Forces singulières s’il en est puisqu’après avoir constaté leur manque de compétences scolaires proprement-dites, elle les a amenés, non à se formater à la voie que l’école leur aurait tracée pour ce genre de démarche, mais à découvrir ce que leur vérité, leur authenticité leur suggérait.

Ce regard bienveillant et qualifiant leur a permis non seulement de développer la foi en eux-mêmes, mais aussi de s’ouvrir à leur créativité et d’inventer une approche toute nouvelle.

L’enseignante a compris également l’importance de ne pas accorder de notes aux élèves pour cette recherche. Lorsque l’on supprime la pression de l’évaluation, qui se base sur des critères extrêmement rigides et sclérosants, lorsqu’il peut sortir du cadre qui le limite à une infime partie de ses richesses personnelles, le jeune peut se laisser aller peu à peu à l’enthousiasme de la gageure, le plaisir inné de la découverte et le bonheur de la construction.

Ouverte à leurs propositions, le professeur accepte également de rester dans l’ombre, au service des jeunes. Elle devient alors une éveilleuse qui, non seulement aime se laisser surprendre par ses élèves mais bien plus les encourage dans leurs initiatives, sans hésiter toutefois à signaler leurs incohérences ni à les aider avec ses forces à elle.

Et bien sûr, le but de l’aventure est collectif et engage tous les élèves volontaires dans une collaboration inédite. Le cadre de vie acquiert alors de la souplesse : on bouge dans la classe, on rapproche les tables en petits groupes, puis en équipes plus importantes selon les nécessités. Peu à peu, les jeunes prennent conscience que leur force réside dans le respect mutuel et la synergie qui naît de leurs échanges. Amenés à œuvrer ensemble, ils finissent par se reconnaître mutuellement et à s’apprécier à leur juste valeur. Quel plaisir lorsque les cœurs vibrent enfin à l’unisson !

Pour que l’école devienne un rempart contre les intégrismes et les folies en tous genres, ne devrions-nous pas nous exercer, nous aussi, professeurs, éducateurs, animateurs et parents, à retenir les leçons de cette belle histoire ?

 

Réforme des cours de religion : il faut aller plus loin.

Dans l’émotion suscitée par l’incroyable sursaut citoyen qui s’est manifesté à Paris et dans de nombreuses villes du monde ce dimanche 11 janvier, les médias belges reviennent sur la nécessité de réformer les cours de religion en les ouvrant à la citoyenneté, la philosophie et aux différentes religions.

Au sein de l’école telle que nous la vivons aujourd’hui, il s’agit là bien sûr d’une heureuse initiative, déjà inscrite d’ailleurs dans le référentiel de l’enseignement catholique, et vécue depuis bien plus longtemps encore par nombre de ses professeurs de religion.

Mais ce n’est pas en apportant un cours théorique différent ou supplémentaire que nous inspirerons le respect à nos enfants et nos élèves. Pour vivre l’ouverture, il faut en faire l’expérience. Or tandis que les dogmes et les rites nous séparent, la spiritualité (laïque) nous réunit : chacun peut faire l’expérience en son for intérieur du mystère qui nous dépasse tous, athées comme croyants, de la profondeur du calme qui sous-tend nos tempêtes lorsque nous faisons silence, de l’appel qui nous pousse à évoluer sans cesse vers le meilleur de nous, vers la réalisation de ce que nous portons d’unique pour le mettre au service de la vie quelle qu’elle soit.

Dans mes classes, nous nous donnons à chaque cours un moment de silence, dans lequel j’invite les jeunes à observer leurs émotions et leurs pensées, sans les juger ni s’y attarder. Ensuite, nous faisons passer un bâton de parole afin que chacun puisse partager l’émotion qui l’habite sur le moment. Ces activités qui nous touchent profondément ont la faculté presque immédiate de rassembler tout le monde dans une même énergie. Mes élèves reconnaissent qu’elles leur font « un bien fou » et leur permettent d’accueillir même les personnes qu’ils rejetaient jusqu’alors. « Ce moment privilégié m’a fait découvrir, en moi, des profondeurs inconnues jusqu’alors. » (Guillaume)

« En écoutant, je me rends compte que chaque personne est unique. Au début, j’avais une image très superficielle, basique. (Jérémy)

« Je retiendrai toujours le respect qui régnait dans la classe lorsqu’on se confiait. Ça m’a permis de me sentir en confiance et acceptée dans mes décisions. » (Marie)

Lorsqu’ensemble, dans une classe, nous avons fait l’expérience de l’humanité vivante, lorsque nous nous sommes tous mis au diapason les uns avec les autres, il s’avère si simple alors d’expliquer, lorsque cela se présente, comment nous la mettons en pratique au quotidien, à la mosquée, la synagogue, l’église, le dojo ou encore dans nos promenades silencieuses en forêt.

Une fois de plus, il convient de ne pas se boucher les oreilles. Profitons de cette période bénie où une marée humaine se mobilise sincèrement et profondément dans une émotion partagée, non pas pour opérer quelques réformettes de plus, mais pour repenser l’école dans ses fondements-mêmes.